UN EXEMPLE TRAGIQUE DU GOUVERNEMENT DE L'EGO

Un auteur moderne - Fritz Zorn - a abordé le problème de sa vie du point de vue du romancier. Voici les premiers mots de son autobiographie, "Mars":

"Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul."

Le récit de sa vie est aussi la genèse du cancer qui va le tuer. On n'est plus dans l'allégorie, on est dans la chair et le sang, autrement dit dans la souffrance d'un être humain, qui cherche désespérément à comprendre comment il en est arrivé là et pourquoi. Dans les dernières pages, il écrit:

"...si l'on part de l'hypothèse que Dieu n'existe pas, on devrait positivement l'inventer rien que pour lui casser la gueule."

Sa révolte est légitime et bouleversante. Mais elle repose sur cette tragique erreur: l'homme a depuis toujours fait la confusion entre Dieu et son propre ego. Si le premier nous aime, le second nous hait, et le simple fait de nous connecter à lui, lui donne le pouvoir de nous détruire. Dans ces conditions, évidemment, Dieu (qui ne serait rien d'autre que le symbole de notre âme) attend que nous prenions conscience de notre erreur pour pouvoir nous guérir...

L'auteur revendique donc le droit de haïr un Dieu qui lui fait tant de mal, et précise :

"Sous la forme d'une vision, je me suis déjà vu entraîné dans une lutte avec Dieu, où nous nous combattions mutuellement avec la même arme, à savoir tous les deux avec le cancer. Dieu me frappe d'une maladie maligne et mortelle, mais d'autre part, il est lui-même l'organisme dans lequel j'incarne la cellule cancéreuse. Du fait que je suis tombé si gravement malade, je prouve à quel point le monde de Dieu est mauvais et par là, je représente le point le plus faible de l'organisme 'Dieu' qui, en tant que cet organisme, ne peut tout simplement pas être plus fort que son point le plus faible, c'est-à-dire que moi. Je suis le carcinome de Dieu."

Dans la langue symbolique, le cancer est un symbole de l'ego, qui ronge l'homme pour le détruire. Certes, la mère peut aussi être symbolisée par le cancer. Il faut bien comprendre que l'ego a besoin d'un modèle pour fonctionner à l'intérieur de l'être humain. Plus le modèle est négatif, plus il a de chances de faire du mal. Un enfant heureux ne donne pas beaucoup de prise à son ego. Mais dès que la souffrance intervient, l'ego s'en saisit et en fait son fonctionnement personnel. Il va la reproduire encore et encore, l'installer dedans, et la provoquer dehors.

Je m'explique. Une mère indifférente aux besoins affectifs (légitimes) de son enfant, risque de devenir un modèle pour l'ego, indifférent aux véritables besoins de l'âme. L'adulte est alors déconnecté de lui-même, et d'une certaine façon indifférent à ses propres souffrances: il ne s'accordera rien sur le plan intérieur. Sur le plan extérieur, l'ego se projettera sur toute personne indifférente (comme la mère), et le sujet va alors "épouser sa mère" (=complexe d'Oedipe), qu'il soit garçon ou fille. Cela signifie qu'il tombera amoureux (ou qu'elle tombera amoureuse) de quelqu'un qui ressemble à sa mère, c-à-d qui ne saura pas l'aimer. Et c'est l'ego qui, selon toute probabilité, lui a fait faire ce choix, en se projetant sur quelqu'un qui lui ressemble (le partenaire=la mère=l'ego).

Dans le cas de Fritz Zorn, l'ego lui a tout simplement interdit toute relation affective. L'auteur meurt littéralement du manque d'amour. Et cela vient de loin, car depuis son enfance, ses parents l'ont "aseptisé" dans un monde "bien sous tous rapports", sans aucune manifestation d'ordre affectif, mais sans davantage de réponses à ses questions légitimes sur la vraie vie, puisque même les questions sur le sujet étaient interdites.

Ma pratique en cabinet m'a permis de découvrir et de comprendre les multiples fonctionnements de l'ego. L'homme le subit depuis toujours, et accepte sa loi inique, faute d'en connaître une autre, plus juste et plus humaine...

La base en est toujours la même: l'ignorance de ses véritables besoins, ou l'interdiction de les prendre en compte.

L'homme est sous la coupe de cet ennemi, parce qu'il le prend pour Dieu. Cela explique beaucoup de choses, sinon tout. D'un autre côté, il a toujours senti qu'il se fourvoyait, mais sans pouvoir trouver exactement en quoi ni comment. Platon en fait une approche philosophique, désincarnée, Fritz Zorn une approche vécue, pathétique. Mais les deux montrent le même dysfonctionnement, et la même interrogation sans réponse véritable.

"Au cours de cette vision, j'ai également remarqué que les deux antagonistes, Dieu et moi, (...) avaient des mobiles différents. Dans le mien, j'ai reconnu une haine enflammée, mais dans le mobile de Dieu, plutôt un ressentiment obtus et hargneux. En moi, j'ai reconnu la nécessité absolue de toucher l'adversaire en plein coeur, mais en Dieu plutôt une sorte de méchanceté endormie et amorphe qui, dans le cadre d'un programme d'écrasement universel, m'écraserait encore tout juste, avec le reste. Dans cette dernière représentation Dieu m'apparaissait bien plutôt sous l'aspect d'un gigantesque animal méchant, une répugnante méduse qui cherche à m'étouffer et à m'empoisonner, ou une pieuvre aux mille tentacules qui m'enserrent de toutes parts."

J'affirme souvent que l'ego est un animal. Cette vision spontanée, je la provoque dans ce que j'appelle visualisation ou rêve éveillé. Et j'ai souvent eu un récit de ce genre. La différence avec la vision spontanée de Fritz Zorn, c'est que l'image peut être traitée, sitôt qu'on en comprend le sens. Ce n'est pas Dieu - évidemment - qui se manifeste là, c'est l'ego. Mais toutes les religions participent à la terrible confusion, en présentant Dieu comme celui qui exige, celui qui punit, celui qui interdit. Or tous ces verbes relèvent de l'ego. Si Dieu existe, il est amour. Les religions le disent aussi, mais la contradiction ne les a jamais gênées. Il serait peut-être temps de se poser des questions à ce sujet. Je sais que beaucoup de gens s'interrogent. Mais les réponses ne sont pas satisfaisantes.

J'essaie ici d'en proposer une qui soit pertinente et logique. Pour moi, l'ego est une clé royale, parce qu'elle explique tout. Mon raisonnement est très simple :

1. L'homme est deux, partagé entre son âme et son ego.

2. Si Dieu existe, son amour va à notre âme, et ses malédictions sont pour notre ego.

3. L'homme, identifié à son ego, a reçu de plein fouet ce qui était destiné à son ennemi.

"Toujours et toujours à nouveau j'ai eu, dans ma vie, le sentiment d'avoir été enserré par une chose hostile pourvue d'innombrables tentacules, qui n'avait pas d'autre but que de m'empoisonner et de m'étouffer, et c'est à peine si je croyais pouvoir encore m'arracher à son étreinte."

Ce qui est dit ici, c'est que l'ego peut installer son emprise sur quelqu'un dès la plus tendre enfance. Certaines personnes me l'ont confirmé :

"J'ai toujours eu l'impression d'être deux" ou encore : "Depuis toujours, je me demande qui je suis, qui est la personne qui répond à mon prénom..." et aussi : "Du plus loin qu'il me souvienne, je sentais une présence dans ma chambre, quelqu'un d'invisible, mais de terrifiant. Je n'en ai jamais parlé, car je savais d'avance que les adultes ne comprendraient pas mieux que moi. Et aujourd'hui, tout à coup, je comprends que c'était l'ego..."

(Je précise que j'ai des enfants en consultation, et que cette approche les libère parfois radicalement d'un comportement agressif ou dépressif.)

Puis l'auteur évoque le Diable, sur lequel, dit-il,

"... on sait très peu de chose. [...] Je pense à la possibilité, puisque, comme je l'ai découvert, tout a un jour une fin, que l'enfer aussi doive avoir une fin. Ou, comme disent les frères Grimm : 'puisque tu es dedans, il faut bien que tu sortes', ce qui signifie tout simplement que lorsqu'on est parvenu à entrer quelque part, on doit aussi pouvoir en sortir."

Il y a là-dedans un immense espoir. Si on le confronte à la situation de notre humanité, on peut en conclure que tout cela a du sens. Si l'homme souffre tant, alors qu'il possède une dimension spirituelle, c'est peut-être en effet qu'il s'est laissé débrancher de sa source divine. Mon approche personnelle se résume en une phrase très simple:

Nous sommes tous doubles, partagés entre notre âme et notre ego.

Cette dualité intérieure doit déboucher sur la prise de pouvoir de l'une de ces instances. Or, si le diable est un symbole de l'ego, il s'ensuit que Dieu est le symbole de notre âme. Toutes les Ecritures mettent en scène ces deux instances. L'ego les garde au premier degré :

"C'est écrit, c'est la parole de Dieu : Obéis et ne discute pas."

Dans cette approche, Dieu est projeté dans un univers céleste inaccessible, ce qui permet à notre diable d'ego d'installer l'enfer sur terre, en toute impunité. Et l'homme a courbé l'échine, acceptant sans broncher (ou à peine) de vivre les textes sacrés sur un plan extérieur, intellectuel et lointain.

C'est ainsi que les Juifs ont cru et croient encore qu'ils sont le Peuple Elu, alors que le peuple est le symbole de l'âme, autrement dit, Dieu a élu l'âme humaine (quelle que soit la religion choisie), parce qu'il est notre âme, en nous recommandant de ne pas adorer notre ego (=les autres dieux).

Et l'homme croit depuis toujours que seule, sa religion est bonne, que celle du voisin le conduira en enfer, parce que l'ego lit les Ecritures au premier degré. Toutes les civilisations se sont construites sur cette base fausse. Une société qui installe ses lois sur une erreur aussi fondamentale, ne peut pas donner de bons résultats. Toutes les sociétés l'ont pourtant fait.

La situation individuelle et collective en est le triste résultat. Si nous en prenons conscience, le processus inverse peut se faire très rapidement. Mais pour que cela soit possible, il faut prendre en compte l'ego de façon collective, ce qui permettra de le faire tomber de son trône.